mardi 12 avril 2011

Journal de Zoé : LA LETTRE

Mardi 12 Avril 2011

Pas de temps aujourd’hui.
Ci-dessous, l’état actuel de la transcription de LA LETTRE :

Ma petite Zoé,
Te souviens-tu de nos promenades dans les bois de M…. ?
Te souviens-tu seulement de Jeanne, « tante Jeanne »  pour toi?
Tu étais si jeune, nous nous sommes perdues depuis si longtemps, que je t’appelle encore « ma petite Zoé », bien que tu sois probablement bien près des soixante-dix, peut-être même les as-tu déjà. Si je me rappelle bien, tu n’avais que quinze ans de moins que moi et me voilà octogénaire depuis cinq ans.
J’avais vingt deux ans la dernière fois que je t’ai vue ; il me semble bien que tu venais d’en avoir cinq ; finalement, ce serait dix-sept ans de différence et cela te ferait soixante et huit ans. Je me trompe ?
C’était le printemps quarante-huit.
Mon Dieu ! Que c’est loin tout ça !  Gabriel était parti chez le notaire avec ton père ; j’étais restée pour garder « les petits », ma présence là-bas étant inutile ; je n’étais après tout qu’une pièce rapportée.
J’aimais bien vous garder ; vous étiez si sages, toi surtout, ma petite Zoé.
Ce jour-là, il faisait un temps magnifique, un vrai temps de printemps, un peu chaud, comme il arrive souvent en Mai ; je vous ai amenés au bord de la rivière où nous avons pique-niqué ; peut-être te rappelles-tu tout cela.
Ce que tu ne sais probablement pas c’est que Gabriel et Paul  devaient nous y rejoindre et ne sont jamais venus.
Que tout cela est loin ! Et cependant, je revois tout comme si nous le vivions encore : la belle journée, le retour, vous si joyeux, moi un peu inquiète de leur absence, l’arrivée chez Paul. Evidemment, tu ne peux pas te rappeler tout cela, Gabriel dans la voiture, prêt au départ, Paul qui sort de la maison dès qu’il entend vos rires, qui vous entraine, mon désarroi, Gabriel qui me fait signe de monter dans la voiture, ma courte hésitation, notre départ.
Je sais que, de tout cela, vous n’avez jamais entendu reparler, Que Paul n’a plus jamais parlé de son frère, qu’il a interdit qu’on vous en parle ; tout cela, je le sais par votre tante Berthe.
J’ai su la mort de Paul, celle de Berthe ; dernier témoin de cette histoire, j’ai pensé que vous aviez le droit de savoir et que j’étais votre dernière chance et que le temps m’était compté ; pour cela, j’ai pris la décision de t’écrire tout ce que je sais ; pourquoi à toi, ma petite Zoé, plutôt qu’à Lucien ? Un réflexe naturel de vieille dame qui se sentira toujours plus à l’aise avec une autre femme.
La rupture des deux frères a eu une double raison, une raison immédiate, un conflit d’intérêt et une raison plus ancienne qui paraissait oubliée, qui a ressurgi  à cette occasion et où je fus malheureusement « celle par qui le scandale arriva ».
Ici, il me semble nécessaire de commencer mon récit à son commencement, c’est-à-dire en Décembre 43. Ton oncle Gabriel et moi étions alors à l’Ecole Normale, c’était notre première année. Nous nous « fréquentions » comme on disait alors. J’avais obtenu de mes parents l’autorisation—je n’avais pas dix-huit ans et, à cette époque et pour longtemps encore la majorité ne s’obtenait pas avant vingt et un ans--, j’avais donc l’autorisation, car ils avaient en moi toute confiance, de passer la soirée et la nuit de Noël—à ce moment-là, en pleine occupation, avec le couvre-feu, la soirée impliquait toute la nuit, bien évidemment-- dans la famille de ton oncle Gaby. C’est là que je rencontrai  Paul pour la première fois. Veuf, un peu mélancolique, genre « beau ténébreux » de cinéma, il ne pouvait manquer d’éveiller l’intérêt d’une adolescente romantique et, il faut le dire, un peu niaise.
Dès le premier regard, je ne vis plus que lui et je dois à la vérité de dire que ce fut réciproque ; c’était, à n’en pas douter, ce coup de foudre dont je croyais l’existence réservée au cinéma et à la littérature pour demoiselles pales comme l’a nommée quelqu’un dont le nom m’échappe pour l’instant. Je ne luttai pas, lui non plus, « je fus toute à lui » comme on peut le lire dans le genre de romans roses dont je te parlais à l’instant. Quand il me dit son appartenance au « parti » et à la Résistance, tu imagines sans peine, je n’en doute pas, la (illisible) de mon admiration. Gaby, mon premier amoureux, je l’avais oublié, gommé, supprimé, sans l’ombre d’un scrupule. Bien entendu, ce que je te raconte là ne fut pas l’affaire d’une nuit, fût-elle de Noël. Je rencontrai donc Paul à Noël 43, nous devînmes amants le 10 Janvier 1944—date que je n’ai jamais oubliée—pendant une maladie de Gaby. Si je me rappelle bien, Paul ne me parla de son engagement qu’en Juillet.
Je me relis et je pense que tu dois trouver cette histoire bien ridicule, mes expressions quelque peu ampoulées, que tu diras que j’aurais aussi bien pu écrire  « Je le vis, je rougis, je palis à sa vue… » ; il est bien difficile de parler de ce qui m’arriva cette nuit de Noël sans tomber dans le (illisible) . Attention ! Je ne suis pas en train de te dire que les vers de Phèdre sont dignes du roman de gare. Là, je m’embrouille. Disons que je trouve que «Je ne luttai pas, lui non plus » ou «dès le premier regard, je ne vis plus que lui » me semblent un peu mélo mais que je ne vois pas comment dire autrement, mais que si j’avais écrit les vers de Racine l’expression aurait peut-être été plus exacte  mais aurait ajouté à ton inévitable scepticisme. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Mes années d’enseignement sont là, derrière moi, pour me rappeler que se faire comprendre est une chose presque impossible. Mais je m’embrouille encore. Je n’ai pas entrepris  la rédaction de cette lettre, travail devenu très pénible pour moi avec mes pauvres mains qui ne m’obéissent plus, cela se voit évidemment à mon écriture qui ressemble au (deux mots illisibles) de Montaigne, pour te parler pédagogie, cela va de soi. Je te parlais donc de mon idylle avec ton père et j’en étais au début de l’été 44. Evidemment, je voulus immédiatement adhérer, au parti et à la Résistance. Paul  combattit cette idée car il ne souhaitait pas me mettre en danger, mais Gabriel se joignit à moi et nous nous engageâmes tous les trois. Là, tu t’étonnes peut-être de la présence de Gaby ; nous vivions alors quelque chose qui pourrait évoquer le roman Jules et Jim que tu as lu peut-être, au moins connais-tu sans doute le film. A propos de Jules et Jim, j’ai actuellement une femme de ménage un peu niaise mais « branchée » comme  j’entends dire maintenant et même « cablée », qui a son blog où elle  écrit « un roman d’amour, un peu comme Jules et Jim, vous
voyez madame », qui a eu l’idée d’écrire parce que « sur l’Internet  tout le monde peut écrire et imaginez si quelqu’un allait me remarquer ! », la pauvre cruche ! Enfin ! Tu imagines ! Non, tu n’imagines pas, mais moi, je la connais. Elle me parle d’une certaine Clopine Trouillefou qui aurait écrit, si j’ai bien compris, un livre de vulgarisation de la Recherche du Temps Perdu qu’elle compare, me dit Claudine, à un chou romanesco, mais là je pense que c’est mon idiote qui n’a rien compris. Enfin, toujours selon Claudine, cette Clopine-là serait autodidacte, du moins c’est ce que j’ai déduit de ses explications.
L’ouvrage vanté, la Recherche racontée à mes potes, est peut-être une œuvre géniale, après tout !
Et voilà que je m’égare encore une fois !
C’est l’âge ! on ne sait plus ce qu’on disait une minute avant.
Heureusement, en écrivant, on retrouve plus facilement le fil.
Revenons à mes amours avec ton père et ton oncle, des amours dans le « style Jules et Jim » te disais-je à peu près. En réalité, ce n’était pas vraiment comparable au roman où, si je me souviens bien, Jules rencontre Kathe (devenue Catherine dans le film de Truffaut ; tiens ! n’est-il pas amusant que l’on se rappelle sans erreur les prénoms des garçons, évidemment à cause du titre, et jamais celui du personnage joué par Jeanne Moreau alors que je te défies de me donner les noms des acteurs masculins ; à ce propos, j’ai découvert récemment que Henri Serre qui joue Jim n’a tourné que peu de films sans intérêt d’ailleurs dont un OSS117 ; je ne sais pas s’il était Hubert machin… il avait le physique), Jules rencontre donc Kathe, la présente à Jim, tout cela peut cadrer mais Jim et Kathe ne deviennent amants que des années plus tard après une longue séparation du couple allemand Jules-Kathe et du français Jim.
Donc pour en revenir à mes amours avec Paul et Gaby, nous formâmes un ménage à trois, harmonieux, ma foi, jusqu’en Septembre 45.
Là, je devine que tu vas penser « Mais, en Juillet 44, cette gamine avait au plus 18 ans, d’après ce qu’elle me dit ; le village de M… est un petit village où une histoire de ce genre ne pouvait que faire scandale ; comment les parents ont-ils accepté cette situation ? »
C’est une question que je me pose encore. L’époque était bizarre, vois-tu ? Nous n’étions plus vraiment là. Me rechercher aurait signifié me livrer à la Gestapo. Peut-être même ont-ils eu peur de Paul ? Ils n’ont rien essayé, à ma connaissance.
Par la suite, au retour à la normale, ils ont refusé de me revoir. Et cela m’a été, m’est toujours, indifférent.



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