mardi 5 avril 2011

Journal de Zoé : Nouvelle police

Mardi 5 Avril 2011

J’ai été fort occupée aujourd’hui : rendez-vous en ville pour une affaire de famille, préparation du repas.

J’essaie, pour la lettre de « ma tante », une police plus proche de sa véritable écriture mais nettement plus lisible :

Ma petite Zoé,
Te souviens-tu de nos promenades dans les bois de M…. ?
Te souviens-tu seulement de Jeanne, « tante Jeanne »  pour toi?
Tu étais si jeune, nous nous sommes perdues depuis si longtemps, que je t’appelle encore « ma petite Zoé », bien que tu sois probablement bien près des soixante-dix, peut-être même les as-tu déjà. Si je me rappelle bien, tu n’avais que quinze ans de moins que moi et me voilà octogénaire depuis cinq ans.
J’avais vingt deux ans la dernière fois que je t’ai vue ; il me semble bien que tu venais d’en avoir cinq ; finalement, ce serait dix-sept ans de différence et cela te ferait soixante et huit ans. Je me trompe ?
C’était le printemps quarante-huit.
Mon Dieu ! Que c’est loin tout ça !  Gabriel était parti chez le notaire avec ton père ; j’étais restée pour garder « les petits », ma présence là-bas étant inutile ; je n’étais après tout qu’une pièce rapportée.
J’aimais bien vous garder ; vous étiez si sages, toi surtout, ma petite Zoé.
Ce jour-là, il faisait un temps magnifique, un vrai temps de printemps, un peu chaud, comme il arrive souvent en Mai ; je vous ai amenés au bord de la rivière où nous avons pique-niqué ; peut-être te rappelles-tu tout cela.
Ce que tu ne sais probablement pas c’est que Gabriel et Paul  devaient nous y rejoindre et ne sont jamais venus.
Que tout cela est loin ! Et cependant, je revois tout comme si nous le vivions encore : la belle journée, le retour, vous si joyeux, moi un peu inquiète de leur absence, l’arrivée chez Paul. Evidemment, tu ne peux pas te rappeler tout cela, Gabriel dans la voiture, prêt au départ, Paul qui sort de la maison dès qu’il entend vos rires, qui vous entraine, mon désarroi, Gabriel qui me fait signe de montrer dans la voiture, ma courte hésitation, notre départ.
Je sais que, de tout cela, vous n’avez jamais entendu reparler, Que Paul n’a plus jamais parlé de son frère, qu’il a interdit qu’on vous en parle ; tout cela, je le sais par votre tante Berthe.
J’ai su la mort de Paul, celle de Berthe ; dernier témoin de cette histoire, j’ai pensé que vous aviez le droit de savoir et que j’étais votre dernière chance et que le temps m’était compté ; pour cela, j’ai pris la décision de t’écrire tout ce que je sais ; pourquoi à toi, ma petite Zoé, plutôt qu’à Lucien ? Un réflexe naturel de vieille dame qui se sentira toujours plus à l’aise avec une autre femme.
La rupture des deux frères a eu une double raison, une raison immédiate, un conflit d’intérêt et une raison plus ancienne qui paraissait oubliée, qui a ressurgi  à cette occasion et où je fus malheureusement « celle par qui le scandale arriva ».
Ici, il me semble nécessaire de commencer mon récit à son commencement, c’est-à-dire en Décembre 43. Ton oncle Gabriel et moi étions alors à l’Ecole Normale, c’était notre première année. Nous nous « fréquentions » comme on disait alors. J’avais obtenu de mes parents l’autorisation—je n’avais pas dix-huit ans et, à cette époque et pour longtemps encore la majorité ne s’obtenait pas avant vingt et un ans--, j’avais donc l’autorisation, car ils avaient en moi toute confiance, de passer la soirée et la nuit de Noël—à ce moment-là, en pleine occupation, avec le couvre-feu, la soirée impliquait toute la nuit, bien évidemment-- dans la famille de ton oncle Gaby. C’est là que je rencontrai  Paul pour la première fois. Veuf, un peu mélancolique, genre « beau ténébreux » de cinéma, il ne pouvait manquer d’éveiller l’intérêt d’une adolescente romantique et, il faut le dire, un peu niaise.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire