samedi 14 mai 2011

Journal de Zoé : La deuxième lettre

Samedi 14 Mai 2011

Je suis enfin arrivée au bout de la deuxième lettre.
En voici le texte complet.

Ma mère, je ne sais pas si tu t’en souviens, mais non, suis-je sotte, tu ne peux pas l’avoir rencontrée si je ne la voyais plus moi-même à cette époque-là, ma mère était une femme de l’ancien temps et, je ne dis pas une bourgeoise, mais issue de la bourgeoisie. Sa mère avait toujours eu plusieurs bonnes, la mienne avait un peu déchu et l’époque avait changé, il devenait difficile de « se faire servir » comme elle ne cessait de répéter n’importe quand et n’importe à qui. J’ai été élevée dans l’idée surannée qu’une « demoiselle bien élevée doit tout être capable de faire le ménage, non parce qu’elle aura à le faire elle-même—à Dieu ne plaise !--, mais parce qu’elle aura sans doute à former ses bonnes et que pour en être respectée elle devra se montrer compétente ».
Ses bonnes, ma mère les choisissait parmi les jeunes personnes de M… que leurs parents souhaitaient « placer » en ville. Ces gamines, sous prétexte de « formation », assuraient notre service pour presque rien ; je ne trouve pas d’autre mot que « rien » pour les conditions dans lesquelles elles étaient « logées, nourries, blanchies ».
Et voilà que je parle de ma mère et que je ne sais même plus ce que je voulais t’écrire.
Si j’ai commencé cette lettre, c’était pour te parler de notre passé commun, te le faire connaitre, car il me semblait indispensable de savoir qui nous sommes vraiment. Et maintenant, je m’interroge sur la nécessité de tout cela. Cette grande fatigue que je m’impose te sera-t-elle vraiment utile ? Pourquoi remuer le passé ?
Ce 11 Avril 2011, je reprends ce courrier.
Voilà plus de deux semaines, je t’ai envoyé les premiers feuillets.
Les premières lignes de ce texte-ci étaient alors déjà rédigées.
Je les conserve et commence maintenant une deuxième lettre où j’essaierai de conter l’essentiel, c’est-à-dire la vie de Jeanne, Paul et Gabriel avec les jumeaux.
Ma chère petite Zoé,
Je sais, ta tante Berthe que j’ai vue très régulièrement jusqu’à sa dernière maladie me l’a dit bien souvent, je sais que ton frère et toi m’avez complètement oubliée et que ton père a tout fait pour cela. D’après elle, il avait tellement souffert de mon départ, même si ce départ me fut en quelque sorte imposé, que tout ce qui pouvait évoquer mon souvenir lui étant insupportable, il interdit toute référence à mon existence. En bref, on ne parla plus de moi. Bien sur, j’aurais pu refuser de monter dans la voiture de Gabriel. Je pense que je l’aurais regretté ; je les aimais tous deux, mais je crois, comme je le croyais alors, que je n’étais indispensable qu’à Gaby. J’ai eu depuis bien des occasions de constater que c’est là l’illusion de bien des femmes, au moins celles de ma génération, et autant que j’ai pu en juger de bien des plus jeunes également, croire que leur bonheur pourrait tenir dans le bonheur qu’elles pourront donner aux autres, choisir, si elles pensent avoir le choix entre deux hommes, choisir celui qui leur parait le plus faible.
Sottise ! Sottise ! Sottise !
Passons ! Je n’écris pas pour revenir sur mes déboires sentimentaux. Je suis montée dans cette voiture, j’ai choisi cette vie-là et PERSONNE ne m’a jamais rien imposé.
Ma vie n’a, par la suite, pas toujours été heureuse, mais il me reste le souvenir de ces quatre merveilleuses années passées avec votre père et vous. C’est ce souvenir heureux que je dois partager avec vous, que je ne peux plus partager avec personne d’autre.
Te souviens-tu de promenades dans la montagne, juste au-dessus de M… ? Vous couriez sur le sentier, ton frère et toi, jusqu’à épuisement, puis vous acheviez la montée sur les épaules de Paul et Gaby.
Te souviens-tu de nos pique-niques ?
As-tu oublié ce jour où tu as glissé dans un torrent ? Tu avais quatre ans. Tu peux avoir gardé ce souvenir-là. Si un souvenir de cette époque t’est resté, ce ne peut être que celui-là. L’incident, en réalité, n’a pas été si grave, ni le danger si redoutable, mais nous avons cru un instant te voir emportée et nos cris vous ont tant effrayés, Lucien et toi, qu’il nous a fallu près d’une heure pour parvenir à vous rassurer. L’angoisse éprouvée ce jour-là devrait, me semble-t-il, avoir laissé quelque trace chez de si jeunes enfants.
Si je te raconte cela, c’est évidemment dans l’espoir de te donner une preuve de la réalité de notre lien ancien.
J’ai pu être incohérente dans ma première lettre ; je crois, par exemple, avoir utilisé le mot « frères » pour parler des liens entre Paul et Gaby ; s’ils ne l’étaient pas pour les services d’identité, ils ont, jusqu’à leur rupture, défini ainsi leur attachement ; il y a là toute une histoire, leur rencontre, la protection apporté par Paul au petit Gaby(n’oublions pas les sept ans d’écart), que je te conterai peut-être un jour, de vive voix, si tu décides de venir me voir. Tu as pu me prendre pour un imposteur ou une mythomane.
Tu nous appelais réellement « tonton et tantine » en ce temps-là et qu’importe que les liens  du sang n’aient jamais existé.
J’ai surement commis une autre erreur, une erreur que Gaby et moi avons faite toute notre vie, une erreur qui peut, si vous l’avez remarquée, vous avoir fait croire à de l’affabulation ; je pense avoir dit que Gabriel et moi étions à l’Ecole Normale en 43 ce qui est impossible, Pétain l’ayant supprimée des 1940. Eh bien, cela je l’ai dit parce que j’y croyais, j’y ai cru fermement, et Gabriel aussi, durant des années ; ce n’est qu’aujourd’hui, parce que j’essaie de me remémorer le contenu de ma lettre précédente, ce qui m’oblige à un effort intellectuel que je néglige habituellement—habituée à dire « Nous étions à l’Ecole normale en 1943 », je le rabâche  sans réflexion ». En réalité, nous avons fait un stage à l’Ecole Normale rétablie après la Libération et, par un effet que je m’explique mal, nous avons cru de bonne  foi en avoir été les élèves plus tôt, ce qui aurait très probablement été le cas si le monde n’était pas devenu fou. Cette aberration de la mémoire peut te paraitre curieuse et pourtant… Si on examine bien la plupart de nos souvenirs d’enfance, on a souvent bien du mal à reconnaitre  les souvenirs d’événements réellement vécus, les souvenirs construits à partir de ce qui nous a été raconté par les adultes, les souvenirs construits à partir de nos propres angoisses(il arrive, parait-il, fréquemment que des enfants croient contre toute vraisemblance avoir provoqué la mort de leur petit frère , de leur père ou de leur mère, qu’ils gardent le « souvenir » de cet évènement), cela tout le monde le sait. Eh bien, il en va de même parfois pour la mémoire de l’adulte. J’ai à V… une voisine, assez influençable, devenue mon amie depuis mon installation ici, qui me racontait comme véridique et arrivée à son père une histoire que j’avais déjà lue plusieurs fois sous des formes légèrement différentes dans des Contes et Légendes de plusieurs régions du monde. Il s’agit d’un paysan qui vend un animal (cheval, âne, mule, chameau ou dromadaire, âne  dans notre cas) puis qui, voulant en acheter un autre plus jeune se fait « refiler » le sien dument maquillé.  Pourquoi, après tout, une histoire qui trainait partout ne serait-elle pas arrivée réellement au père de ma voisine ? Pour quelle raison aurais-je mis son récit en doute ? J’avais un doute toutefois. Je m’en ouvris donc à Aline, la belle-fille de ma brave amie qui ne fit qu’en rire. Selon elle, jamais ni elle ni son mari n’avait entendu parler de cette histoire du vivant du grand-père, grand conteur de fin de repas qui n’aurait pas manqué de mettre ce beau coup à son répertoire même si l’histoire n’était pas absolument à son avantage ; cette histoire a été rapportée une dizaine d’années après sa mort par un ami de la famille, grand conteur lui-même qui, selon  Aline, améliora une vieille histoire en l’attribuant à un personnage connu de ses auditeurs, tout simplement. « L’extraordinaire  c’est que ma belle-mère a accepté toute l’histoire, ne s’est pas une seconde demandé comment elle pouvait ne jamais en avoir entendu parler, l’a proprement adoptée en la racontant à son tour. Et je ne sais pas s’il a jamais eu une mule…»a-t-elle conclu.
Il me revient aussi une histoire  qui aurait pu être beaucoup plus grave de l’époque où je vivais encore à M…
Un ivrogne local, Monsieur P… passant devant la maison de ton père est tombé, son crâne a porté contre les rails du tramway ou contre une bordure de trottoir, il en est mort.
Madame L… avait vu passer la voiture de Monsieur X…
Il y a eu enquête de gendarmerie.
Madame L… a témoigné avoir vu la voiture de Monsieur X… au niveau  de Monsieur P… au moment de la chute.
Ta tante Berthe était devant votre porte au même moment. Elle a vu l’automobile de Monsieur X… passer devant elle, puis Monsieur P… sortir du café, chuter après une vingtaine de mètres—distance évaluée par la gendarmerie.
L’enquête a innocenté Monsieur X…, « aucune trace d’impact par un véhicule automobile n’ayant été constatée ».
Berthe et Madame L… sont restées en froid quelques semaines.
Berthe me rappelait parfois cette histoire quand elle venait me voir. Elle était persuadée de la bonne foi de Madame L… qui n’a d’ailleurs jamais accepté, contre toute évidence, de reconnaitre son erreur.
Je me rappelle aussi le cas curieux d’une de mes élèves de sixième, Annie C…, une petite pensionnaire à laquelle je me suis intéressée plus particulièrement, une gamine rêveuse, perdue dans l’internat, impressionnable, angoissée, le profil idéal pour « s’autosuggérer » au point que je vais te conter.
Au lycée de jeunes filles de S… où j’enseignais le français et le latin dans les petites classes dans les années 50, les internes et les demi-pensionnaires déjeunaient de midi à midi et demi, sortaient dans le parc –le Lycée de S… disposait encore d’un vaste terrain pour les récréations et les séances d’éducation physique—jusqu’à une heure et demi, puis rentraient dans leurs «salles d’études » en attendant l’heure de rentrée des externes et la reprise des cours de l’après-midi à deux heures. Cette « étude », très brève, était évidemment une séance de chahut plutôt qu’une étude véritable.
C’est au sortir d’une de ces « études de midi » que  Mademoiselle S… la surveillante chargée des sixièmes  fut alertée par l’élève R… qui avait trouvé, gravée sur son pupitre, l’inscription  injurieuse « Merde à S… ». Et Mademoiselle S… alerta—sottement, à mon avis—sa hiérarchie, Mademoiselle W…, surveillante générale.
L’affaire aurait pu paraitre claire, l’occupante habituelle de cette table à l’étude de midi étant l’élève R… punie le matin-même par Mademoiselle S…, si le « méfait » n’avait été signalé par R… elle-même. « Certes », disait-on, « mais l’inscription gravée au couteau étant difficilement effaçable, R… s’étant aperçu de sa sottise trop tard a pu vouloir prévenir les accusations. » Et donc, l’affaire n’était pas claire du tout.
La « surgé » demandait à R… d’avouer. R… niait obstinément.
Il y eut punition générale de la classe  « jusqu’aux aveux de la coupable »: plus d’autorisation de sorties le Jeudi, mesure extrêmement injuste qui ne touchait que les pensionnaires—et R… que la rumeur désignait comme l’évidente coupable était demi-pensionnaire--, suppression des récréations. Les élèves punies, assurées pour la plupart de la culpabilité de R…, la harcelaient pour qu’elle se dénonce. Les élèves de troisième, menées par la sœur ainée de R… qui voyait dans cet acharnement « le mépris de bourgeoises pour les pauvres »--et il est exact que bien que la plupart des élèves ne soient pas exactement « des bourgeoises » elles pouvaient le paraitre comparées aux sœurs R… dont les plus mauvaises langues du lycée commençaient à dire « qu’elles vivaient de la charité publique ».
Le Lycée ne parlait plus que de l’Affaire. On était pour R… ou contre R…
Cela dura un mois, jusqu’à ce que les parents d’élèves les plus influents obtiennent la suppression des sanctions.
Cela s’était produit en Novembre, au début de l’année scolaire et, à la fin de l’année, alors que tout paraissait oublié, peu avant la distribution des prix, la petite Annie C… me confia qu’elle avait un doute sur cette affaire ; au cours de l’affaire, elle n’avait guère remarqué que les sanctions et encore fort peu car elle ne sortait jamais le Jeudi et, pour lire, elle était bien plus confortablement installée dans la salle d’étude qu’assise dans l’herbe en Novembre, mais ensuite, mise au courant des détails de l’affaire, elle avait pensé qu’elle aurait bien pu être l’auteur de l’inscription et que plus elle y réfléchissait plus il lui semblait que c’était elle qui avait écrit avec la pointe de son compas et plus elle en était sure.
J’ai dit à Annie que R… m’avait avoué sa culpabilité. Je ne suis pas sure qu’elle m’ait crue.
Encore une fois je m’éloigne de mon sujet.
Je reprendrai, j’essaierai de reprendre mon propos dans une prochaine lettre.
Tante Jeanne




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